Je marche, donc je suis!


Par Isabelle Loodts

Un jour de sentier, huit jours de santé : on pourrait revenir longuement sur les bienfaits physiques de la marche. Elle permet en effet de renforcer le cœur et les poumons, de contrôler l’hypertension et le taux de cholestérol dans le sang, elle contribue à la conservation d’un poids sain, tonifie la musculature, renforce l’ossature, augmente la sensation d’énergie... Ceux qui l’ont expérimentée un jour ou la pratiquent avec plus ou moins de régularité auront aussi pu s’en rendre compte : la marche procure une grande détente physique et psychique... Le corps s’échauffe, les cellules du cerveau reçoivent plus d’oxygène grâce à l’accélération des battements cardiaques... Avec l’effort, le corps consomme plus d’adrénaline, cette fameuse hormone du stress, et produit des endorphines qui provoquent en nous un état euphorique, source de bien-être. Faut-il s’étonner, dès lors, que certains marcheurs deviennent accros du chemin ?

 

 

Les psychothérapeutes ne se contentent pas de conseiller la marche à leurs patients : on ne compte plus désormais les séjours dans le désert ou à la montagne, qui mêlent rando et bien-être, méditation, auto- hypnose et autres thérapies. Mais il n’a pas fallu attendre Freud et les débuts de la psychologie pour s’apercevoir que marcher permettait de mettre de l’ordre dans ses idées : dans son « Éloge de la Marche », l’anthropologue David Le Breton rappelle que les philosophes furent les premiers à se rendre compte que mettre un pied devant l’autre (puis recommencer) mettait les idées en ébullition : n’oublions pas le cheminement tranquille de Socrate et de ses disciples dont nombre de leçons impliquent la déambulation et la rencontre fortuite avec d’autres interlocuteurs de passage, avec un raisonnement qui se développe en flânant au rythme des pas. La locution latine solvitur ambulando témoigne ainsi que les anciens avaient déjà compris que tout se résout en marchant. Plus proches de nous dans le temps, d’autres penseurs et écrivains ont témoigné de leur lien essentiel avec cette pratique, dont certains firent même une discipline personnelle.

 

Je ne conçois qu’une manière de voyager plus agréable que d’aller à cheval, c’est d’aller à pied, écrivait Jean- Jacques Rousseau dans « L’Emile », en 1762. Voyager à pied, c’est voyager comme Thalès, Platon et Pythagore. J’ai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement et s’arracher à l’examen des richesses qu’il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. (...) Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager ! Sans compter la santé qui s’affermit, l’humeur qui s’égaye. (...) Combien le cœur rit quand on approche du gîte ! Combien un repas grossier paraît savoureux ! Avec quel plaisir on se repose à table ! Quel bon sommeil on fait dans un mauvais lit !

 

Marcheur invétéré, amateur des sentiers escarpés menant aux cimes des montagnes, Nietzsche considère lui aussi la promenade comme source de pensée, lui qui affirmait : Je n’écris pas qu’avec la main, le pied veut sans cesse écrire aussi. Montaigne avait constaté avant lui : Mes pensées dorment si je les assois. Mon esprit ne va que si mes jambes l’agitent. Parmi les plus acharnés des marcheurs-penseurs, Henry David Toreau est une figure incontournable. Le philosophe et poète américain du XIXe siècle, dont toute l’œuvre s’est construite autour des liens entre la nature et la condition humaine, fit de ses randonnées le symbole et l’outil de l’insatiable soif de liberté qui l’animait : dans sa conférence intitulée « De la marche », qu’il tint en 1851, il confiait à son public qu’il lui semblait impossible de conserver une bonne santé physique et intellectuelle sans ses quatre heures de marche quotidienne, voire plus, à flâner par les bois, les collines et les champs, entièrement dégagé de toute préoccupation matérielle. Il ajoutait (...) être étonné de la capacité d’endurance, pour ne rien dire de l’insensibilité morale de mes voisins qui se confinent la journée entière dans leurs boutiques ou leurs bureaux et ce pendant des semaines et des mois, que dis-je, pendant pratiquement des années.

 

Christophe Lamoure est revenu récemment sur ce qui fait de nos pieds des maîtres à penser. Dans sa « Petite philosophie du marcheur », il nous rappelle combien l’idée du penseur statique, à la Rodin, est loin de la réalité et des liens qui associent le corps et l’esprit dans la pensée. Pour l’auteur, le pas et la pensée s’adaptent miraculeusement l’un à l’autre pour nous permettre de percevoir le monde avec une grande acuité. Se déplaçant à une vitesse variant entre trois et cinq kilomètres par heure, le marcheur prend une conscience nette des dimensions et de la réalité du monde. En effet, à mesure que la vitesse augmente, le monde prend des contours de plus en plus fous jusqu’à pouvoir disparaître. Notre œil est fait pour la marche car, alors, il peut découvrir l’infime variété des êtres et des formes qui composent le réel que nous habitons. Habiter le monde, non l’occuper, le coloniser ou le maîtriser, tel est le vœu intime du marcheur.

 

Derrière l’élan du marcheur, qu’il en soit conscient ou non, il y a donc souvent une quête philosophique. Et le succès de la randonnée comme activité de loisir, ces dernières années, nous démontre que le désir de se mettre en route et en pensée est bien présent. Olivier Lemire fait partie de ceux qui, un jour, ont ressenti un besoin irrésistible de se mettre en marche, laissant pour un temps derrière lui boulot, famille, amis, tout ce qui faisait son quotidien. En 2008, à la veille de ses 50 ans, « Celui qui marche », ainsi qu’il s’est rebaptisé pour l’occasion, a entrepris un itinéraire hautement symbolique : en six étapes et 2500 km, il a voulu tenter de faire correspondre les chemins pédestres qu’il empruntait avec le cheminement de la vie. Ce qui m’intéresse, c’est ce que la géographie nous apprend sur notre présence au monde. En tant que marcheur, vous avez toujours devant vous le bout du chemin. Au sens métaphorique, c’est la mort. J’ai voulu aller voir la mort de plus près, à pied ! Comme j’avais trouvé un lieu-dit qui s’appelle La Mort, en France, j’ai décidé de partir d’un autre endroit qui s’appelle La Vie. Je suis donc allé de La Vie à La Mort en quinze jours seulement !

 

Au cours de son voyage, le marcheur, qui vint même en Belgique pour voir à quoi ressemble La Haine, a expérimenté sa propre philosophie de vie : j’ai pu vérifier que ce qui compte, ce n’est pas l’endroit où on va mais le chemin qui y amène. Tout ça était un peu théorique au départ, dans ma tête. J’ignorais alors que tous les écrivains qui ont travaillé sur la marche disent la même chose. C’est chez une des hôtes qui l’héberge sur son parcours qu’Olivier découvre, au-dessus de la lunette des WC, une petite phrase qui lui révèle que d’autres avant lui ont vu dans la marche une façon de cheminer spirituellement : « il n’y a pas de chemin vers le bonheur, le bonheur c’est le chemin ». En lisant cela, je me suis trouvé tout bête : ce que je ne cessais d’exprimer, plein de gens l’avaient déjà dit avant moi ! Ce qui n’empêcha heureusement pas Olivier Lemire d’illustrer ce propos de la prééminence du chemin sur l’endroit où il nous amène au travers de magnifiques photos réunies dans un livre, édité fin 2008. La preuve par ce témoignage, donc, que la philosophie est à portée de tous ceux qui osent enfler de bonnes chaussures pour parcourir quelques kilomètres à pied.

 

C’est dans cet esprit que le Belge Willy Weyns et sa compagne Gert Roscam ont lancé l’idée des randos-philo, en 2007. Chaque été, ils proposent à une douzaine de personnes de se réunir dans le cadre idyllique des Alpes de Haute Provence, pour un séjour qui mêle la marche et les échanges philosophiques sur un thème bien précis. Cette année, c’est autour de Darwin, bicentenaire oblige, que l’on devisera, à l’heure du casse-croûte en pleine montagne, ou de retour au gîte le soir. Se retrouver là, dans cette très belle nature, ça

donne une plus grande ouverture d’esprit que dans la vie de tous les jours, explique Willy Weyns. De plus, le mouvement physique favorise le travail de l’esprit. De sorte qu’on peut espérer qu’à la fin de la semaine, les interactions auront été telles que chaque participant repartira de là, non pas avec des réponses sur des questions philosophiques complexes, mais avec de meilleures questions ! L’idée défendue par le centre Leaudelure, fondé par le couple, c’est d’offrir un espace à la philosophie, trop souvent négligée, dans nos emplois du temps. Un peu à la façon des cafés philos, ces sessions de randonnée mettent la philo à la portée de tous, sans besoin d’un bagage ou d’une formation spécifique. Avec une bonne paire de chaussures de marche, nous sommes tous des philosophes !